jeudi 26 juillet 2007

Amour et mariage en Armenie

DEBUT JUIN 2007

Bonjour,

C’est étonnant comme Razmik apprend vite le russe. En fait, il devait déjà le comprendre avant que j’arrive, à force d’écouter la télé russe, mais comme tout le monde à la maison parle en arménien il n’avait pas la possibilité de l’utiliser. Récemment, la mère m’a raconté qu’ils regardaient une interview d’un peintre contemporain en langue russe. Razmik dormait mais soudain il se lève et dit : « Apportez-moi mes pinceaux. Je veux dessiner. » - « Pourquoi veux-tu dessiner maintenant ? » - « Mais vous n’avez donc pas entendu ce qu’a dit ce peintre ? » La mère n’en revient pas qu’il ait pu comprendre l’émission et se demande ou il a bien pu apprendre le mot « peintre » en russe.

Je me promenais avec Anna, la fille aînée, quand j’aperçois des enfants avec une cigarette au bec. Je suis choquée mais Anna me rassure ; ce ne sont que des cigarettes en chocolat. Puis, elle me dit que Razmik sait bien fumer car auparavant des garçons adolescents lui donnaient des cigarettes et apparemment il fumait plus que son père ! Je lui demande si ses parents ne se sont pas fâchés contre ces garçons et elle me répond que non, puisque c’est Razmik lui-même qui demandait à fumer. Puis elle ajoute que maintenant que son père à arrêter de fumer, Razmik aussi.

Son grand cousin (environ mon age) est venu nous rendre visite. Lorsqu’il a sorti ses cigarettes de sa poche, il en a tout naturellement proposé une au petit qui s’est mis à crapoter avec grand plaisir devant toute la famille extasiée.

Dans ma famille d’accueil, on n’ose pas dire non ni aux enfants ni aux grands-parents. Tout simplement parce qu’on a peur de passer pour quelqu’un d’autoritaire et de méchant même si c’est pour le bien des gens qu’on se fâche. La grand-mère souffre sérieusement de diabète et tout un coté de son corps est endolori. Elle est partie à Erevan pour des examens. Elle ne doit plus manger de sucre mais sur sa table de nuit, j’ai aperçu des bonbons pour manger avec le café et du jus de fruits. La mère se lamente mais n’ose pas interdire carrément. Pourtant, c’est grave. La grand-mère est menacée de gangrène et il est possible qu’on lui coupe sa jambe.

Et la famille de me dire que c’est triste ; que cette maladie est apparue soudainement. Je leur demande si cela fait longtemps qu’ils savent qu’elle a du diabète. Ils me disent que oui, mais que tout allait bien jusqu’à il y a deux mois. Ils ne semblent pas faire le lien entre le diabète et la nécessité de suivre un régime strict. C’est incroyable car les enfants sont très bien au courant des effets nocifs du portable et m’ont fait remarqué que je ne devais pas le mettre dans la poche de ma veste car cela a un très mauvais impact sur le cœur (Entre nous soit dit mon cerveau doit déjà être bien endommagé). Idem pour toutes les mesures d’hygiènes mais paradoxalement ils ne se lavent pas les mains avant d’aller à table et ne font pas systématiquement chauffer le lait alors qu’il y a des risques de brucellose.

Le père est atterré car les médecins ont dit qu’il n’y avait pas d’autre solution que de couper la jambe. Et il me dit qu’en France, les médecins auraient sans doute trouvé une autre solution. Il s’imagine qu’en France personne n’est atteint de la gangrène et que l’on n’ampute jamais ! Il s’imagine aussi qu’il suffit d’aller à l’hôpital et qu’une opération peut tout arranger et ne comprend pas qu’il est plus utile d’anticiper la maladie par un régime ou par un médicament.

Nous avons célébré le matar de Razmik, pour remercier Dieu de l’avoir sauvé. C’était un petit matar car cela coûte cher d’acheter un mouton. Le père a donc acheté un coq, ce qui n’est pas si évident à trouver depuis cette menace de grippe aviaire. Nous sommes allés dans une petite chapelle dans le cimetière d’Idjevan, spécialement dédiée à ce type de cérémonie. Nous avons d’abord fait trois fois le tour de la chapelle puis le père a égorgé le coq juste a coté. Je n’aime pas beaucoup observer ces choses-là mais j’ai bien été obligée puisque j’étais le photographe officiel de la cérémonie. Une fois le coq égorgé, il est d’usage de couper une patte et de l’offrir en la déposant sur un khatchkar, pierre sculptée en forme de croix établie près de la chapelle. Puis les participants se voient dessinés une croix sur le front avec le sang de l’animal sacrifié. Ensuite, on allume des cierges dans la chapelle et, une fois rentrés à la maison, on cuit et on mange le coq. Razmik était tout excité mais lorsqu’il a compris que c’était du sang qu’on déposait sur son front il a commencé à pleurer. Il ne voulait pas qu’on tue le coq mais simplement le garder à la maison pour jouer.

J’ai trouvé une vraie Colomba arménienne. Elmine est la fille d’un des éleveurs et a un caractère bien trempé. Elle me raconte qu’un jour elle a donné un coup de couteau à un garçon parce qu’il avait osé lui donner un coup de poing. Apparemment, il était un peu dérangé et me dit-elle « je n’aime pas qu’on pose les mains sur moi ». Je lui demande si cela lui arrive souvent de se promener avec un couteau et elle me répond qu’auparavant elle se promenait systématiquement avec un couteau car les rues n’étaient pas sures pour une fille mais depuis cette histoire elle peut se promener à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, personne ne l’importunera. Elle a fait du karaté, ce qui est assez original pour une fille, en particulier issue d’un petit village, et veut suivre une formation pour travailler ensuite dans la police, ce qui n’est pas non plus très courant.

Elle a vingt ans et contrairement à beaucoup de jeunes filles de son village, elle ne veut pas se marier pour le moment. Elle veut jouir de la vie. A Erevan on trouve de plus en plus de couples « à l’européenne » mais dans les villes comme Idjevan la moyenne d’age des jeunes qui se marient tourne autour de 23 ans pour les garçons et 21 ans pour les filles. Tandis que dans les villages, la moyenne pour les filles tourne autour de moins de 20 ans et on peut encore trouver des jeunes filles de 16 ans qui se marient, que ce soit à la campagne ou à la ville. Cela dépend aussi beaucoup de la classe sociale et pour certaines familles pauvres c’est mieux que la fille s’en aille se marier. Puisque traditionnellement, la fille habite avec les parents de son mari. On m’a raconté qu’à Erevan, une femme avait envoyé la photo de sa fille de treize ans aux Etats-Unis pour qu’on lui trouve un mari. Et ce n’est pas le seul cas dont j’ai entendu parler.

Certaines filles veulent aussi se marier tôt car ici c’est un véritable statut social reconnu et estimé par tous. Une fille qui n’est pas marié est une sorte d’éternelle adolescente. J’étais assez gênée au début car tout le monde, que ce soit à la ville ou à la campagne, me demande si je suis mariée. Puis, on me demande pourquoi je ne suis pas mariée, parce que je suis déjà vieille pour eux, et on s’étonne que mon père m’ait laissé partir. Et tout le monde termine la conversation en déclarant qu’ils vont me trouver un mari ici. Les questions de mariage et de couple sont une obsession ; c’est comme si c’était l’unique but de la vie. Nous avons fêté mon anniversaire avec quelques amis arméniens et l’un des premiers toasts était le suivant : « Si tu vivais en Arménie, Marie, on te souhaiterait pour ton anniversaire que cette année tu … » - « C’est bon, j’ai deviné ! ». Une voisine m’a congratulé de la facon suivante : « Ma belle-fille s’est mariée lorsqu’elle avait 25 ans, donc tu as encore un peu de temps. »

Les filles se marient aussi très jeunes parce que, m’a-t on expliqué, certaines se conduisent d’une façon un peu trop « libre » et on les marie avant qu’elles ne soient plus vierges. Car ici, il faut impérativement être vierge avant le mariage. Ou alors parce qu’on pense qu’elles ne le sont plus et si une occasion de mariage se présente, on fonce dessus car elle ne se représentera peut-être pas étant donné la réputation de la fille. Que le garçon plaise ou non est une question totalement subsidiaire. Mais bien sur, cela dépend aussi beaucoup du statut social. J’ai aussi entendu des histoires de jeunes fiancés qui avaient couchés avant le mariage et finalement le garçon a décidé de rompre les fiançailles, car la fille n’était pas sérieuse en acceptant sa proposition. Et dans certains villages et certaines familles très traditionnelles, on montre encore le drap des mariés avec la tache de sang, preuve de la virginité perdue de l’épousée.

L’ancienne tradition caucasienne de « dérober » une jeune fille pour l’épouser est encore en vigueur en Arménie et de manière général dans tout le Caucase et en Asie centrale. Cela se passe ainsi. Un garçon dérobe une jeune fille qui lui plait avec la complicité de ses amis. Il la cache quelques jours chez un parent qui la traite très bien et elle ne subit aucune agression sexuelle. Simplement, pendant quelques jours, elle doit se farcir la télé arménienne non stop et je pense que psychologiquement cela doit être assez eprouvant. Ensuite, le garçon appelle la famille de la jeune fille et demande sa main. La plupart du temps, les parents acceptent car la réputation de la fille est fichue et ce sera très difficile pour elle de trouver un mari. Mais il y a aussi des cas ou les parents refusent car ce qui leur importe, c’est le bonheur de leur fille. On m’a raconté une histoire d’une fille qui s’est fait « dérobée » quatre fois par le même gars et à chaque fois elle a refusé de l’épouser. Mais apparemment, lui n’a pas compris.

En Arménie, on peut se marier par amour mais on se marie surtout parce qu’il faut se marier et on ne se pose pas plus de questions. En outre, les mariages d’intérêt existent encore. Et même ceux qui s’aiment se marient sans avoir vraiment le temps de se connaître. Si le divorce n’était pas si mal vu, je suis persuadée qu’il y aurait beaucoup plus de couples qui se sépareraient. Mais chacun prend son parti : le mari va aux putes et passe une bonne partie de ses soirées avec ses amis ou alors il est fidèle à sa femme mais reste des heures, le soir, devant sa télé tandis que les femmes sont tellement débordées de travail qu’elles n’ont pas trop le temps de réfléchir à cette situation. Chacun vaque à ses occupations et il est extrêmement rare de voir un couple se promener en ville en amoureux et si l’on en voit un, ce sont de jeunes fiancés. Mais je suis assez curieuse de savoir si ces jeunes couples continuent de se promener ensemble après le mariage. A Erevan, par contre, il est assez courant de voir de jeunes amoureux se balader bras dessus bras dessous et même s’embrasser ! Je ne peux pas m’empêcher de les regarder comme des bêtes de cirque tellement j’ai perdu l’habitude d’en voir.

Il y a aussi beaucoup d’hommes mariés qui partent travailler en Russie car ici il est très difficile de trouver un travail. Ils envoient de l’argent à leur famille restée en Arménie et viennent peut-être une fois par an ou pas du tout. Finalement, ils ont goûté à une vie agréable et n’ont parfois plus envie de revenir. J ai rencontré un Arménien qui a vecu plusieurs années en Russie avec sa famille. Ils sont revenus en Arménie car leurs papiers n etaient plus en règle et parce que, depuis le conflit avec la Georgie, c’est devenu plus compliqué pour les travailleurs étrangers de renouveler leur « carte de séjour ». Il me disait que la Russie était maintenant devenue sa vraie patrie et qu’il se sentait libre là-bas de vivre comme bon lui semblait. Il me disait aussi qu’il préférait les filles russes qui faisaient ce qu’elles voulaient mais qui le faisaient « honnêtement », tandis que selon lui, « les Armeniennes s’effarouchent dès que tu leur demandes l’heure, mais en fait, elles sont pires que les Russes car tout est fait en cachette ». Mais quand il s’agit du modèle familial, il n’y a pas à balancer, il préfère le modèle arménien bien sur.

Toutefois, on commence à trouver quelques femmes qui ne veulent pas se dépêcher de se marier. A Erevan , bien sur, il y en a beaucoup qui ont la trentaine et qui ne sont toujours pas mariées. Elles semblent assez déçues par les hommes arméniens au caractère plutôt machos. Gayane, qui a 32 ans, me dit en regardant les poissons de son aquarium qui nagent par couple, que les gens devraient suivre leur exemple et apprendre à vivre comme eux. A Idjevan aussi, il est possible de rencontrer des femmes « modernes ». Naira, la chef de l’office du tourisme, a 36 ans et me déclare qu’elle ne veut pas se marier simplement « parce qu’il est temps ». Quand je lui explique qu’en France les couples vivent plusieurs années ensemble avant de se marier, histoire d’être sur que c’est la bonne personne, elle me répond que cela devrait toujours se passer comme ça. J’avoue que je ne pensais pas trouver quelqu’un à Idjevan qui adhèrerait à ces idées. Naira me dit qu’elle n’a pas encore trouvé la bonne personne et que les hommes ici n’aident en rien les femmes. Mais pour conclure, elle me déclare qu’il y a ici beaucoup de bons garçons, sans doute parce qu’elle ne veut pas me dégoûter.

Par contre, une fois mariés, « c’est obligatoirement pour créer une famille, même si ce n’est que pour faire un enfant, sinon ça ne sert à rien ». Tout le monde m’a dit la même chose. Autrefois, les femmes veuves trop âgées pour faire à nouveau des enfants ou bien les jeunes veuves devenues stériles suite à une maladie ne pouvaient plus se remarier. Elles ne servaient à rien. Et cela se voit encore aujourd’hui. Alors que je me promenais pieds nus dans ma famille d’accueil à Erevan, la mère s’est fâchée gentiment : « Pourquoi tu marches pieds nus ? Il ne faut pas que tu sois pieds nus si tu veux avoir des enfants plus tard. » J’avais déjà entendu cette maxime scientifique à Moscou qui prétend que marcher pieds nus est un risque d’infécondité.

Je racontais, à la mère de ma maisonnée en train de repasser, que les couples en France partagent les tâches domestiques et s’occupent ensemble des enfants. Les hommes ici sont vraiment très aimants avec les enfants comme je l’ai déjà écrit. Ils les mangent littéralement de baisers, mais cela ne leur viendrait jamais à l’esprit de les baigner ou de les habiller. La mère se plaint souvent qu’elle ne fait que travailler, la journée au travail et le soir le repas, les devoirs, le linge, le repassage et tout ça pour une famille de 8 personnes. « Voilà notre vie, dit-elle souvent, nous ne vivons pas, nous ne faisons que respirer. » Son mari, samedi dernier, est revenu complètement saoul, ce qui était une grande première pour moi. Il vient vers nous sur le balcon avec sa tasse, certainement rempli d’un breuvage pour éviter le mal de crâne le lendemain. Il a l’air de plutôt bien gérer, excepté qu’on dirait qu’il a pris un coup de massue et qu’il a les yeux tous rouges. Il attend que sa femme prépare le thé comme tous les soirs. Sa femme lui parle en français (il lui reste quelques vestiges de l’école) : « Pourquoi tu ne peux pas te servir du thé tout seul ? ». Puis elle lui apprend qu’en Europe les hommes aident leurs femmes à la maison et il dit avec son petit filet de voix : « Molodets », ce qui pourrait être traduit par « Bravo ». Et elle déclare que dorénavant leur famille va évoluer à l’européenne. Mais cela me parait difficile, il y a trop d’inertie du coté de son mari.

Récemment, j’ai fais mon « coming out ». J’ai avoué à ma famille d’accueil que mes parents n’avaient jamais été mariés. Même si je ne suis pas très mariage, je comprends assez que cela soit paradoxal pour eux qu’une personne décide de faire sa vie entière avec quelqu’un et de faire des enfants mais de ne pas vouloir se marier, car « on ne sait jamais ce qui peut arriver ». Et encore, je ne leur ai pas dit que mes parents étaient séparés. Ce sera la seconde étape. Et la troisième sera de leur dire que mon père s’est « remarié » avec une chinoise. Chaque chose en son temps. En tout cas, je me garde bien de dire ce genre de choses à d’autres personnes, ils pourraient croire par une sorte de déductions plus ou moins logiques que je suis une fille facile.

L’écologie n’est pas la préoccupation principale des Arméniens. Cela pourrait se comprendre parce qu’ils ont d’autres soucis en tête mais je pense aussi que c’est une question d’éducation. Car faire quelques mètres pour jeter un papier dans une poubelle n’est pas si compliqué. Lilit, professeur de français à Erevan, me disait qu’avant d’aller en France cette année, elle pensait que Erevan était une ville propre. Mais une fois rentrée, elle a compris que c’était loin d’être le cas. Cela m’a fait comprendre que les gens qui n’avaient pas de moyen de comparaison, ne pouvaient pas prendre de recul sur leur pays. C’est la même chose pour les pratiques agricoles. Les fermiers n’ont jamais eu à faire attention à la qualité de la production parce qu’à l’époque soviétique, qu’ils travaillent ou non, ils recevaient de toute façon un salaire et dans un contexte de pénuries chroniques « le consommateur » était déjà content lorsqu’il trouvait ce qui lui fallait, alors si en plus il fallait attacher de l’importance à la qualité. Aujourd’hui c’est la loi du marché qui domine mais les fermiers n’arrivent pas toujours à le comprendre, d’autant plus qu’il n’y a aucune formation agricole à leur disposition, excepté à l’académie d’agriculture à Erevan, ce qui n’est évidemment pas adapté.

Même certains membres de l’organisation arménienne Shen, qui met en place des filières biologiques, n’hésitent pas à jeter leur paquet de cigarettes vide par la fenêtre de la voiture. Ils ne doivent pas faire le lien entre le bio et l’écologie, ce qui parait fou de premier abord. Mais bon, il ne s’agit pas là des éminents spécialistes, simplement des employés comme le comptable, qui ne sont pas là pour des raisons de militantisme mais simplement parce qu’ils y ont trouvé un travail.

Ce qui est assez paradoxal c’est que, autant dans la rue les gens ne se gênent pas, autant chez eux c’est très propre. Il n’y a pas vraiment de conscience du bien commun. Dans notre rue, il n’y a plus d’éclairage publique car, m’a-t-on dit, les gens s’étaient mis à voler les ampoules des lampadaires. Mais je me suis aperçue que chez ma famille, dans un recoin du jardin qui ne sert à rien, les enfants jetaient toutes sortes de papier. C’est sans doute que ce recoin est considéré comme inutile et n’est pas un lieu de vie de la famille, donc ils peuvent ne pas respecter les règles de propreté.

L’Arménie possède de jolies rivières sauvages, un peu comme en Corse, mais il ne vaut mieux pas s’y baigner et toujours mettre ses baskets lorsqu’on s’y trempe les pieds, non seulement parce que les gens y jettent leurs déchets, mais aussi parce qu’on peut tomber sur des métaux en fer rouillés très blessants. Il est en effet courant de voir des tables de pique-nique avec toit intégré en fer rouillé, dans le pur style soviétique. Une bonne partie de ces structures se retrouvent dans les arbres et la rivière suite à une tempête.

Le lac Sevan fait l’objet d’un programme écologique, je ne sais plus lequel exactement, qui consiste à interdire la pêche à une certaine période de l’année afin de permettre aux poissons de se reproduire. Mais on ne peut pas dire que cette interdiction soit respectée. Sur la route pour aller à Erevan, le long du lac Sevan, des hommes sont postés tous les 5 mètres et montrent avec leurs mains un objet imaginaire de grande taille. Cela signifie qu’ils ont du poisson à vendre mais ils se gardent bien de le montrer aux passants par peur d’une amende des policiers.

En arménien, « sirel » veut dire aimer. Mais il existe aussi un autre mot qui signifie aimer, estimer, « tsevatsanem », qui n’existe dans aucune autre langue et que l’on peut traduire par « je prends ta douleur sur moi ». « Djan » veut dire « cher, chère » en arménien et suit souvent le nom de la personne pour lui signifier qu’on l’aime bien, par exemple « Anna djan ». On l’utilise pour les amis, la famille et aussi souvent pour amadouer quelqu’un que l’on veut rouler ou pour lui faire passer la pilule. Je n’aime pas les gens qui donnent du « djan » et du « tsevatsanem » à tout bout de champ, aussi bien à leur frère qu’à un parfait inconnu ; ces mots n’ont alors plus aucune valeur. Mais j’aime bien m’entendre parfois appeler « Mara djan », cela dépend de la personne qui le dit. Souvent, les gens se saluent de la façon suivante, qui sonne assez drôle en français : « Salut ! Comment tu vas ? Je prends ta douleur sur moi ! »

J’ai rencontré récemment un autre chauffeur très amusant. Décidément, c’est une espèce à part les chauffeurs en Arménie. Pour une fois, ce n’était pas un chauffeur de taxi mais le chauffeur de l’ONG Shen avec qui je suis allée à Vardenis, au sud du lac Sevan, voir une fromagerie. Tout le long du voyage nous avons eu droit successivement à de la musique arménienne traditionnelle, à de la musique arménienne contemporaine, genre popsa russe avec une petite touche orientale, et à de la « chanson » (prononcez les sons « an » et « on » à l’anglaise), « pseudo chansons à texte » selon Nvard. Le chauffeur s’est amusé à danser à l’arménienne, en levant les bras et faisant des moulinets du poignet, et ensuite il a fait semblant de s’endormir au volant, histoire de bien rigoler en voyant nos têtes. La voiture s’est mise ensuite à faire des zigzags, comme si elle dansait. Puis, le chauffeur m’a dit « Attends. Je vais discuter avec toi en français ». Il a sorti un petit papier de sa poche sur lequel était marqué des phrases en français et a commencé à lire : « Bonjour. Comment tu t’appelles ? Ca va ? Vous étés très belle ». C’est une interprète de son travail qui le lui a écrit à sa demande. J’avais envie de dire qu’il manquait une fin à ce superbe dialogue. Nvard, la seule femme avec moi, lui a alors demandé de fermer sa bouche et il s’est vexé, refusant de lui répondre lorsqu’elle lui adressait la parole. « Je ne parle qu’avec toi, Djan », m’a-t-il dit. Nvard a alors répondu : « Si tu ne veux pas me parler, alors vas-t-en d’ici. » Il a commencé à ouvrir la portière tout en continuant à conduire.

Il n’arrêtait pas de tourner la tête vers moi, qui était assise juste derrière lui, pour discuter. J’avais envie de m’asseoir sur le capot de la voiture, car au moins j’aurais été sure qu’il aurait regardé droit devant lui. « Le vent ne te gêne pas, Djan ? », en faisant allusion à sa fenêtre ouverte. Et Nvard de dire : « Il semblerait que le nom de Marie ait changé ». A la fin de la journée, j’ai convenu avec Nvard et ses collègues que nous nous reverrions la semaine suivante et ils m’ont promis de m’emmener à Garni et Geghard, sites touristiques près d’Erevan. Et le chauffeur: « Oui, prends ton oreiller. »

A midi, nous nous sommes arrêtés pour manger et le chauffeur m’a servi en disant « Mange pour ne pas maigrir. Les Arméniens n’aiment pas les filles maigres ». Car je passe pour maigre ici. Récemment, à la ferme de Hovhannes, ils ont tué le cochon et l’ont pesé, puis ils m’ont ensuite pesé. Apparemment, je fais 64 kilos, alors qu’il y a deux mois lorsque j’ai quitté la France j’en faisais 56. Je pense qu’il doit y avoir une erreur car après 60 kilos je ne peux plus entrer dans mon pantalon vert.

J’ai remarqué quelque chose de très amusant. Bien que les hommes ne lèvent pas le moindre petit doigt, lorsqu’il y a un invité à table, ils lui servent à manger directement dans son assiette comme un petit enfant. Je me suis même vue une fois donnée la becquée avec la fourchette, mais il s’agissait d’un type un peu bizarre. Idem, lorsqu’on va dans la nature au bord de la rivière faire des khorovats (« barbecue ». Ce n’est pas bien si vous ne suivez pas), c’est une affaire d’hommes de s’occuper des khorovats tandis que les femmes sont relégués aux tâches ne demandant pas beaucoup d’aptitude tel que le découpage de saucisson et de concombres. Lorsque j’ai fait part de mes observations à mes compagnons arméniens, les filles m’ont dit que c’était normal car cela demandait beaucoup d’expérience. Cette expérience serait-elle innée chez les garçons lorsqu’ils arrivent au monde? Et d’ajouter qu’il y a bien une femme qui fait elle-même les khorovats et qu’on peut la trouver dans la ville de Spitak !!

J’ai assisté à une très jolie fête qui n’existe malheureusement pas chez nous : « la dernière cloche ». Cette fête a lieu le dernier jour de l’école, c’est-à-dire fin mai et est réservée à la dixième classe, équivalent de notre terminale, afin qu’ils puissent dire au revoir à leurs professeurs une dernière fois. Dans tous les pays de l’ex-URSS on fête la dernière cloche. Les garçons sont en costumes noirs, les filles en jupe noire et chemisier blanc et arborent des coiffures dignes d’une mariée. Tous les élèves, les professeurs, les parents et le maire se rassemblent dans une salle afin d’écouter les élèves de la dixième classe. Là, les élèves chantent, dansent, montent des petits sketches pour dire combien ils sont reconnaissants vis-à-vis de leurs professeurs, que leurs camarades vont leur manquer et que ces souvenirs resteront à jamais gravés dans leur cœur. Enfin, je crois, parce que c’était tout en arménien et personne n’était là pour me traduire. Assez souvent, une jeune fille éclate en sanglot et cela fait effet boule de neige sur toutes les autres filles de la classe. Puis les professeurs sont couverts de bouquets de fleurs et se voient mêmes obligés d’en refuser, faute de mains supplémentaires pour les porter. La dernière classe n’a malheureusement pas pu terminer son petit spectacle car le générateur a lâché à quelques minutes de la fin et sans électricité plus de magnétophone, plus de micro, plus de caméra pour filmer, bref plus rien. Ensuite, tout le monde s’engouffre dans les voitures, décorées pour l’occasion, et une ribambelle de voitures se suit à la queue leu leu jusqu’à Idjevan. Toutefois, les policiers ouvrent la marche et veillent au grain car de nombreux accidents ont lieu pendant cette fête. Il parait même que le gouvernement a pris une loi depuis deux ans stipulant qu’il est interdit de fêter cet évènement en ville s’il n’est pas encadré par les autorités. A Erevan, pour engrener ce phénomène, le gouvernement organise un grand bal publique et gratuit sur la place de la République, encadré par une escouade de policiers. Une fois à Idjevan, nous sommes entrés dans l’église déposer des cierges et se faire bénir par le prêtre puis nous nous sommes promenés et assis au café, par classe entière avec les professeurs. Le soir, les élèves arborent des robes de bal magnifiques, des costumes et noeux pap’ et se promènent, toujours par classe, dans la ville jusqu’au petit matin. Le lendemain, qui est un samedi, les élèves se baladent encore dans la ville, bien habillés, maquillées et coiffées et crient ensemble le numéro de leur classe. Ce qui m’a surtout plus dans cette fête, ce sont les relations très amicales et fortes qui se sont établies entre les élèves et leurs professeurs au fil des années. Cela change beaucoup de la froide et distante correction qui existe en France. Mais les Idjevantsi (habitants d’Idjevan) m’ont dit que je n’avais pas vu une « vraie » dernière cloche parce que j’étais dans un petit village tout près d’Idjevan et non pas dans la ville même, ou c’est autre chose parait-il.

Excusez-moi pour ce long mail. J'oublie qu'il y a des gens qui travaillent et qui n'ont pas forcement le temps de lire une telle correspondance. j'essairai d'etre plus breve la prochaine fois.

Bisous,
Marie

4 commentaires:

Nvard a dit…

Bonjour!!!! Je ne fais jamais de commentaire sur internet, mais cette fois je suis obligée, car je suis fascinée de la facon comment vous avez decrit l'Armenie. L'Armenie c'est ma patrie, c'est le pays le plus precieux pour moi, mais c'est vrai qu'apres avoir vecu en France cela semble en peu inhabituel toutes nos traditions et le mentalitet. J'imagine que ca doit etre une vraie experience pour vous!!!! :)))) J'adore la partie de mariage et surtout de se promener aux pieds nus :)))))) mais apres tout j'espere vous avez apprecié les bons cotes de notre pays et de notre mentalitet. en concluant je vous dit "dzer tsav@ tanem Marie djan" :)))) ce qui signifie bien sur je prends votre douleur sur moi :)))) je vous souhaite tt le bonheur et bon courage!!!! ^^

Unknown a dit…

je suis vraiment étonné qu'en Armenie existe ce genre de pensées! car je croyais que c'est juste chez nous!!!

en effet, le marriage reste toujours dans nos pays une réuissite sociale surtout pour les filles, une femme sans mari est aussi une femme qui ne pourra pas avoir des enfants (chez nous) et en fin de compte une femme en manque de sensation de matérnité ,je pense que c'est entre autres la raison pour laquelle les filles veulent se marier à tt prix, mais personnelement je pense qu'une fille qui se marie sans amour juste pour etre perçu par la société comme mariée est une grande hypocrésie, le mariage doit etre un résultat d'amour du respect.

Nvard a dit…

Cher Nabil, je t'ai toujours dit comment nos cultures sont proches l'un a l'autre :))) Et ta raison, c'est bete de deciderde vivre toute sa vie avec une certaine personne juste pour etre percue pas la societe... Mais c'est tres drole cet article car on voit comment tout ca est etrange pour une fille occidentale :))) a bientot sur facebook, bisous :)))

Unknown a dit…

la mentalité des gens dans notre société doit évoluer pour le bien aussi de la femme que de l'homme pas toujours contre l'occident mais c'est en prenant les bonnes choses et laissant les mauvais comportements, regardes Nvard ce que j'ai trouvé sur un article : "Ce qu’il faut promouvoir aujourd’hui est une véritable mobilisation des hommes et des femmes non pas les uns contre les autres, mais ensemble afin de lutter contre les discriminations entretenues dans nos coutumes et alibis culturels.

Si le discours sur l’être et la spiritualité est fondamental, il doit être accompagné d’un travail conséquent d’éducation, pour les femmes comme pour les hommes. Il s’agit de promouvoir une éducation positive, harmonieuse et confiante
Remettre de l’ordre dans nos références, l’essentiel redevenant l’essentiel et le détail détail, Notre silence, aux femmes comme aux hommes, serait une complicité
Élaborer une réflexion sur la femme à partir d’une lecture positive de nos sources, et non contre l’Occident ;
- Fonder ladite réflexion à partir de l’être de la femme et non pas des seules fonctions d’enfant, d’épouse ou de mère ;
- Promouvoir une éducation généralisée touchant les hommes et les femmes quant à leurs références et à la façon de les vivre
faire face à la réalité des discriminations et s’engager, femmes et hommes ensemble, à une profonde réforme des mentalités et des comportements. Vaste programme, cela va sans dire, qui nous renvoie à nos responsabilités : toute une communauté qui doit se mobiliser ensemble pour rendre ses droits à la moitié de la communauté... aux femmes. Non pas par crainte des critiques extérieures, mais parce que nous sommes habités par la conscience d’un devoir et d’une exigence. Rien ne saurait justifier notre paresse et notre démission.
" je te souhaite aussi énormement de bonheur :)